samedi 28 février 2015

S’il vous plait, pas de piqûre !




Me revoici, je viens de recevoir de la visite : Jeanne et sa maman. Quel bonheur, les visites ! Je me rends compte à l’instant combien je suis joyeux après une visite. Ici, je viens de les raccompagner à l’ascenseur et, en revenant vers ma chambre, je vole, je suis plein d’énergie, je roule vite, je ne sens plus cette gêne abdominale, je chantonne… La Vie est belle ! Elle n’est pas facile, mais elle est belle !
Dites-vous que je me sens ainsi après chaque visite ! Vous m’apportez tant ! 

Voici encore quelques cartes postales de ma rue :
Lors de sa visite  hebdomadaire, notre doc m’a confirmé la sortie définitive vers le 10 – 15 avril. Retour à la maison qui me réjouit, mais aussi qui m’inquiète: serai-je prêt ? Il est un fait admis par toute l’équipe: mon poids joue en ma défaveur dans mon autonomie (me soulever  avec les bras demande chez moi davantage d’énergie que chez la plupart des patients); il faudra accepter des alternatives pour ne pas forcer à chaque fois les bras et leurs articulations (même si j’en suis capable), pour les ménager longtemps encore. On m’a découvert des pierres dans la vessie. Comme je ne sens rien comme douleurs, je dois être attentif à d’autres signes annonciateurs de soucis divers (par exemple, un mal de tête peut annoncer une vessie bien remplie…). Je vais redécouvrir mon petit corps, autrement. Pour les calculs dans la vessie, je vais passer sur le billard. On va les faire sauter au laser. Cela nécessite une anesthésie totale, donc piqûres, baxter et tout le saint tremblement. Vive la panique qui s’installe déjà, 3 semaines à l’avance.
Parmi nos nouveaux voisins, il y a un homme qui salue à chaque rencontre par un vibrant « Yeohoooww », d’une voix grave. Il mange avec nous au réfectoire à midi. Je confiais à une voisine que je ne comprends pas tout ce qu’il dit; elle m’a dit que personne ne le comprend entièrement! « Il doit être d’Anvers, ou de quelque part par là ! ». Ouf, ce n’est pas mon néerlandais qui est en cause.
Il y a parmi les stagiaires un jeune népalais, Nima. Quand on me l’a présenté, je l’ai salué en disant « namasté ». La kiné était surprise que je parle cette langue (dont je ne connais qu’un seul mot, qui d’ailleurs est en usage dans tous les pays qui bordent l’Inde !). Il y a également une stagiaire qui nous vient de Chypre, Anathasia. Avec ces deux-là, je ne parle que l’anglais. Ils suivent les cours à Leuven, en anglais, mais savent se débrouiller en néerlandais pour les choses élémentaires (« een grote friet met mayonnaise, zonder zout aub », « twee pintjes aub », …). J’aime nos échanges philosophiques, sur la Vie, sur les croyances, sur l’Homme. Nous partageons des lectures. Il est amusant, et rassurant, de savoir qu’un Mathieu Ricard ou un Pierre Rabhi sont connus à Chypre ! Tous ces échanges se font pendant que l’on mobilise mes jambes, ou que l’on me fait souffrir à hauteur des bras et des épaules.
Madicte vient de passer une semaine à la mer; pendant qu’il faisait mauvais sur l’ensemble du pays, elle a bénéficié d’un généreux soleil et est souvent sortie. Je l’ai retrouvée samedi soir. Quel bonheur, les retrouvailles ! En son absence, j’étais avec Emilie. Sorties entre père et fille : Pizza Hut, Colruyt, … rien que des folies ! Nous sentons à chaque fois combien les heures passées ensemble nous revitalisent. De même que les heures passées avec Emilie sont aussi un cadeau !
Pour le retour de Madicte, je lui réservais une petite surprise: j’arrive à me transférer de la chaise roulante vers le lit sans employer le lift. Nouvelle petite victoire, nouveau petit pas vers l’autonomie. Quand je passe une heure ou deux dans le fauteuil au living, je sais facilement « remonter » dans ma chaise roulante, malgré la différence de hauteur, idem pour les transferts en voiture, qui se font de plus en plus rapidement et de manière plus fluide. Je me sens comme un gamin à l’école maternelle, que l’on félicite pour ses petites victoires.

A propos de Madicte : je suis sans limites en admiration face à elle: quand je vois tout ce qu’elle porte, tout ce qu’elle organise, tout ce quelle vit. En-dehors de ce qu’elle gère seule administrativement depuis des années, elle a repris beaucoup de mes tâches. Une petite fleur en passant pour Emile, qui s’occupe des courses, des poubelles, de certains repas et trajets, et range à l’occasion là où sont passés ses parents… Cette semaine a commencé pour Madicte la série de rayons, durant 5 semaines, cinq fois par semaine. Cela se fait à Hasselt et ma petite femme, en organisatrice bien rodée a mis sur pieds un Doodle. En trois jours, tout était rempli: des connaissances locales se sont inscrites pour servir de chauffeur. 25 jours sans devoir s’inquiéter de trouver un lift ! Il y a même des personnes stand by qui servent de remplaçants en cas d’empêchement des chauffeurs bénévoles. Si c’est pas beau, ça ! Je suis vraiment en admiration devant cette solidarité, devant tant d’Amitié. Accepter et être heureux ! Le passage dans l’hôpital ne dure qu’un quart d’heure, ce qui signifie que les chauffeurs bénévoles attendent sur place puis ramènent mon Amoureuse à la maison. Quel soucis en moins ; elle ne doit plus y penser. Je sais qu’elle n’arrive pas à enlever de sa tête l’inquiétude face à ce nouveau traitement. Pour elle, chaque étape médicale dans ce domaine n’apporte qu’angoisses et inconnues. Elle continue à recevoir un baxter toutes les trois semaines mais «On n’appelle plus cela une chimio, chère madame de Moffarts… C’est juste un traitement !». Les effets de la deuxième chimio s’estompent très lentement : un peu moins de saignements du nez et d’aphtes (elle peut manger presque normalement), l’appétit revient petit à petit, mais les aliments ont encore parfois un goût désagréable. Je la trouve forte et courageuse, tandis qu’elle me trouve courageux et fort…

Emilie a trouvé du boulot, à Diepenbeek, dans une entreprise familiale qui fabrique des portes et châssis. Ils avaient besoin d’une personne maîtrisant bien le français pour les clients francophones. Elle est engagée à + ou – ¾ temps, ce qui lui permettrait de commencer une pratique en tant qu’indépendante à titre complémentaire (sans devoir payer les charges sociales d’indépendante). Le patron lui laisse poursuivre une formation de prévention en entreprise qu’elle a commencée l’an passé (un vendredi sur deux pendant deux ans). De plus il la laisse partir une semaine au Texas fin mars, où elle va assister au mariage de sa « petite sœur d’Amérique » chez qui elle a vécu pendant 10 mois. Son premier geste après avoir trouvé ce job a été de louer un studio à Hasselt.

Je continue à fréquenter la piscine, c’est bon pour la santé ! Mais aller à la piscine, c’est mouillé et froid… Je rentre frigorifié à Pellenberg, avec les oreilles bouchées. Bon pour la santé, ce parcours du combattant, mais à quel prix ? Le trajet se fait dans le minibus, où je reste dans ma chaise roulante, fixé avec des sangles et une ceinture de sécurité. Pas de dossier confortable, pas d’appuie-tête, rien de tel pour encaisser les chocs de la route. Mais c’est bon pour la santé !

Message personnel  (merci de ne lire que si vous vous sentez concernés*):
Mon Amour, il n’existe pas assez de mots pour te dire tout ce que je ressens pour toi. Il n’y a pas de hasard si nous nous sommes rencontrés il y a bientôt 36 ans. Le chemin parcouru depuis notre rencontre est parsemé de bonheurs grands et petits. Mon accident et ta maladie auront certes marqué un fameux tournant dans notre existence, mais nous sommes plus forts, plus déterminés et ce malgré toutes nos fragilités. Beaucoup de choses vont, ou ont changé… Mais la suite de l’histoire se déroulera toujours ensemble, éclairée par notre Amour, par notre complicité, par nos fous-rires, par nos convictions. Tu me relies au monde par ta confiance, par ta pureté, par ta loyauté ! Contrairement à ce que chante Cabrel, moi je t’aime à en vivre. Je te disais qu’il n’y a pas assez de mots, c’est pour cela que nous aimons tant le silence. En nous engageant l’un envers l’autre, nous ne savions pas ce qui nous attendait… Je pense que les choses se précisent un peu ces derniers mois, isnt’it ? L’idée de nous re-marier fait son bonhomme de chemin de semaine en semaine. Ce sera une confirmation, une mise à jour, sur base de ce que nous nous sommes promis il y a 33 ans (fin mars) mais en tenant compte des données nouvelles. Les corps ont changé, l’âme est restée.
Nous avons embarqué sur un navire qui a bravé pas mal de tempêtes; le dernier ouragan nous a déstabilisés, mais pas détournés, nous gardons le cap initial. Après ce mauvais coup, nous avons pu faire halte dans différents ports: le port de la confiance, le port de l’amitié, le port de la famille, le port du « laissez couler vos larmes », … Les voiles ont été réparées, nous avons refait le plein de nourritures. La croisière continue ! Tu es mon Amour !
Merci à chacune et chacun d’entre vous pour ce que vous êtes pour nous !

*Lisez tout !

jeudi 26 février 2015

J'ai revu Tintin, Milou, Martine et Patapouf...






Oui, la mer m'a à nouveau enveloppée de ses embruns et ses caresses tonifiantes.  A chaque fois je retourne dans ses bras accueillants avant d'affronter une nouvelle étape de mon combat solitaire contre ce crabe silencieux appelé cancer.
Finie la chimio, youpi, ...  Bonjour la radiothérapie...

Je ne dessine plus de papillons rouges dans mes mouchoirs, les Mignonnettes ont perdu leur goût de métal et recommencent à titiller ma gourmandise, les aphtes se font plus rares, je n'ai plus de carton dans les oreilles, cependant il persiste encore au bout de mes doigts.  Mon crâne se couvre tout doucement d'un duvet de poussin rouquin. Même sans émotion j'ai les yeux qui débordent pour compenser les effets desséchants de la chimio. C'est une bonne excuse pour cacher les larmes intempestives.

Pendant cinq semaines je devrai passer à la casserole radiologique.  On m'a tatoué 4 points de repère afin de diriger correctement les rayons. Rien à voir avec les tatouages d'Auschwitz, ici c'est pour me rendre à la vie. Ces points, ainsi que ma cicatrice d'Amazone, me rappelleront toujours par où j'ai dû passer pour avoir droit à une espérance de vie plus longue. Même si le chemin est long, très long et peu agréable, je ne puis qu'avoir de la gratitude parce que la médecine continue à faire des progrès et augmente les chiffres de rémissions et de guérisons. La médecine chinoise m'aide heureusement à pallier les effets secondaires de la médecine allopathique. 
J'ai la chance d'être aussi bien suivie et soignée par un frère si attentionné et compétent.
Nous avons la chance d'avoir plusieurs frères et sœurs, beaux-frères et belles-sœurs pour qui les mots solidarité et fraternité ne sont pas de vaines paroles. 
Nous avons la chance d'avoir un cercle d'amis et de proches fidèles, attentionnés, qui nous portent dans leur cœur afin d'alléger le fardeau qui nous est tombé dessus.
Nous avons la chance, Pierre et moi, de nous aider mutuellement à tenir le coup, de pouvoir rire et pleurer ensemble et parfois même pleurer de rire. 
Nous avons la chance de pouvoir envisager encore un avenir commun et de savoir que nos séparations forcées prendront fin dans quelques semaines. 
Merci la Vie, tu es belle!

A l'approche de la Saint-Valentin je pensais  à Roméo et Juliette et à l'expression "je t'aime à en mourir".  Nous on en prend le contre-pied: nous nous aimons à en vivre, à oser la vie, ensemble tout cassés que nous sommes, car le bonheur va bien plus loin que nos limites physiques. C'est quoi le bonheur et le malheur? Je ne crois pas que le malheur soit nécessairement le corollaire des épreuves.  Tout au fond de nos cœurs, le bonheur continue à avoir sa poste restante et l'espoir de jours meilleurs fait office de facteur.  Cela ne veut pas dire que la tristesse ou le chagrin nous épargnent, mais ils n'ont pas élu domicile chez nous.  Nous les hébergeons de temps en temps et puis d'un grand éclat de rire on les balaye et les envoie se promener ailleurs. On les zappe, ils sont priés de laisser la place à un autre programme. 

C'est fou comme j'ai appris à zapper ces derniers mois.  Surtout la peur, afin qu'elle ne tourne pas en angoisse paralysante ou étouffante.  La peur porte en elle une énergie destructrice, elle peut être souvent à l'origine de violence, de discrimination, de haine mais aussi de désespérance, d'inaction et de découragement.  Quand je sens la peur me prendre au ventre, je lui dis qu'elle n'aura pas le dernier mot, que je ne me laisserai pas envahir par elle, je la zappe, je respire un bon coup et essaye de la remplacer par des pensées positives de confiance.  Est-ce que c'est ça le courage? Je ne le sais pas, mais je sais en tout cas qu'il y a moyen de ne pas se laisser happer par la peur. Parfois je fais appel à mes anges dans le ciel ou sur la terre pour m'aider à construire une digue contre elle et ça marche.
Je sentais mon courage dans les talons à l'approche des cinq semaines de radiothérapie. Certaines personnes m'ont conseillé de faire appel à des amis pour faire les trajets.  Ce n'est pas que je ne suis plus capable de conduire, mais je suis lasse de tous ces traitements invasifs et je stressais de devoir affronter cette nouvelle étape seule.  J'ai osé faire appel à des amis et proches de la région pour leur demander un petit coup de pouce en me conduisant à l'hôpital de Hasselt. En trois jours mon agenda Doodle était rempli.  Merci, les amis, d'être présents avec moi, grâce à vous je zappe la peur et le stress et je passe un moment agréable de rencontre avant et après les rayons. Donc pas le temps de paniquer dans le bunker radiologique, j'y ferme les yeux je contrôle ma respiration et j'essaye de voyager dans des paysages familiers paisibles. Je m'imagine en monokini en train de prendre un bain de soleil (même si je ne sens pas la chaleur de ses rayons, que j'entends plutôt le bruit d'une machine qui fait des manœuvres et que la musique de fond ne correspond pas vraiment à mes goûts acoustiques). Autant la première séance me semblait si longue, autant j'étais étonnée quand la deuxième était finie. Après 4 jours ça devient presque de la routine.  Plus que 21 fois...

Je ne me doutais pas que la vie me réserverait tant de leçons ces huit derniers mois.
J'apprends à faire confiance à la vie, en mes ressources propres et en celles des autres autour de moi.
J'apprends à vivre le moment présent, ici et maintenant.
J'apprends à vivre au jour le jour, à ne pas me compliquer la vie avec des suppositions.
J'apprends à ne pas penser à mon boulot pendant des mois et à être reconnaissante de ne pas devoir y songer.
J'apprends à oser demander de l'aide.
J'apprends à accepter ou à refuser des propositions en fonction de ma situation et à ne pas répondre d'abord en fonction de ce qui pourrait arranger l'autre. 
J'apprends à dire non merci sans me culpabiliser en faisant confiance en la compréhension de l'autre.
J'apprends à être plus à l'écoute de mes limites et à mieux les respecter.
J'apprends ce que c'est d'avoir le cancer et toutes ses implications physiques et psychiques. Je me sens très solidaire et proche de tous ceux et celles qui rencontrent cette épreuve sur leur chemin.
J'apprends ce que c'est la paraplégie au quotidien, la revalidation avec toute la souffrance physique et morale qu'elle entraîne, le courage qu'elle exige pour que la vie puisse être belle malgré tout. Qu'est-ce que je t'admire mon homme! Tu es extraordinaire, tu es un exemple de courage et de persévérance, d'optimisme et d'humanité.
J'apprends à aimer et à respecter mon Pierrot encore plus tous les jours.  J'apprends à lui donner l'espace nécessaire pour qu'il développe son autonomie et que je ne l'étouffe pas de mes attitudes de mère poule.

Je n'ai plus été à l'école depuis 8 mois, mais quel apprentissage depuis tout ce temps!!!  Actuellement nous ne sommes plus les profs, mais bien les apprenants...
Pierre et moi faisons une maîtrise en patience, en persévérance et en sagesse.  Je ne sais pas si nous obtiendrons notre diplôme avec satisfaction ou plus, mais les travaux pratiques étaient en tout cas costauds...



dimanche 15 février 2015

Mangez, mangez, il en restera toujours quelque chose*




Voilà huit mois qu’a eu lieu l’accident,
voilà huit mois que je ne sens plus mes jambes,
voilà huit mois que je ne sais plus les bouger,
voilà huit mois que je ne contrôle plus ni selles ni mictions,
voilà huit mois que je n’ai plus fait de tandem avec ma douce,
voilà huit mois que je n’ai plus monté ou descendu un escalier,
voilà huit mois que je n’ai plus jardiné,
voilà huit mois que je suis confronté aux barreaux métalliques, froids, chromés du lit,
 voilà huit mois que je vois les mêmes emballages en plastique pour le pain chaque matin,
voilà huit mois que je ne peux plus me lever en me disant « chic, je vais travailler aujourd’hui »,
voilà huit mois que je dois prendre des médicaments pour le restant de ma Vie,
voilà huit mois que je n’ai plus été dans notre appartement à la mer,
voilà huit mois que je ne me suis plus allongé dans l’herbe du jardin pour une petite sieste, soit en tenant la main de Madicte, soit en ayant le chat sur mon ventre,
voilà huit mois que je n’ai plus … hum, enfin, comment dire… fait la chose, enfin… vous voyez, le… (comment ça s’appelle encore ?), parce que ça ne va plus,
voilà huit mois que je n’ai plus félicité un élève,
voilà huit mois que je dors sur un matelas en plastique,
voilà huit mois que je ne suis plus capable de regarder un film complet en une fois,
voilà huit mois que pour lire un livre, je ne sais rester concentré que 20 à 30 minutes,
voilà huit mois que je ne suis plus entré dans une salle de profs le matin, en profitant de l’ambiance feutrée, avec l’odeur du café, avant que ne commence le rush d’une nouvelle journée,
voilà huit mois que je ne vois plus cette vieille dame au balcon de son appartement à Jodoigne ; sans nous connaître, cela faisait des années que nous nous saluons de la main,
voilà huit mois que je n’ai plus lavé la voiture ou tondu la pelouse,
voilà huit mois que nous n’avons plus pris le petit dèj’ du mercredi matin entre collègues,
voilà huit mois que je n’ai plus enfourché mon vélo pour aller chercher les croissants et les pistolets du dimanche matin,
voilà huit mois que je n’ai plus fait de jogging deux fois par semaine,
voilà huit mois que je n’ai plus bricolé dans l’atelier,
voilà huit mois que je n’ai plus eu le plaisir d’entendre le « bang » de la boîte automatique d’une Porsche ou d’une Golf GTI,
voilà huit mois que je n’ai plus cherché la pompe la moins chère pour faire le plein de carburant,
voilà huit mois que je n’ai plus eu le plaisir d’aller m’acheter un pull,
voilà huit mois que je n’ai plus assisté à une réunion avec mes confrères et consœurs de l’Ordre Teutonique,
voilà huit mois que je ne suis plus allé manger une salade sur le temps de midi avec mon amie et collègue,
voilà huit mois que je n’ai plus ramené Dimitri chez lui le vendredi soir,
voilà huit mois que je n’ai plus eu le plaisir d’entendre les oiseaux du jardin,
voilà huit mois que nous ne sommes plus allés en amoureux jusqu’au bout de l’estacade de Nieuwpoort,
voilà huit mois que je n’ai plus assisté à une réunion de profs de religion, diligentée de main de maître par notre Inspectrice Principale (Oh, Lumière des Lumières, je te salue en passant),
voilà huit mois que je n’ai plus rempli mon petit carnet avec la liste des choses à faire dans la semaine,
voilà huit mois que je ne suis plus resté  pour papoter avec l’une ou l’autre maman d’élèves à la sortie de l’école,
voilà huit mois que je ne suis plus passé chez papa et maman après les cours,
voilà huit mois que je n’ai plus écouté les vieux machins sur Classic 21,
voilà huit mois que je ne me suis plus promené dans les bois, seul, en quête de silence,
voilà huit mois que je ne suis plus entré dans la petite chapelle de l’église Notre Dame des Dunes à Koksijde, pour y déposer tous mes mercis et toute ma confiance,
voilà huit mois que je n’ai plus partagé de Chocotofs avec les collègues,
voilà huit mois que je n’ai plus remplacé une ampoule au plafond,
voilà huit mois que je ne me suis plus endormi dans le bain, en laissant couler un filet d’eau chaude pour ne pas avoir froid,
voilà huit mois que je n’ai plus regardé et encouragé ma Douce, nageant dans la piscine,
voilà huit mois que je ne suis plus passé chez mon fournisseur de BD,
voilà huit mois que je ne suis plus monté sur le toit pour contrôler les corniches,
voilà huit mois que je ne me suis plus capable de me couper les ongles des pieds,
voilà huit mois que je n’ai plus été choisir un cadeau dans un magasin,
voilà huit mois que je n’ai plus rendu visite à des amis, ni accepté une invitation pour un mariage,
voilà huit mois qu’il ne se passe pas un jour sans larmes,
voilà huit mois que je ne me suis plus occupé de donner la pâtée au chat le matin, avant d’allumer ma bougie pour un temps de prière et de méditation,
voilà huit mois que je me suis plus occupé des poules, que ce soit pour acheter le grain, ou pour ramasser les œufs,
voilà huit mois que je n’ai plus remonté l’horloge du living,
voilà huit mois que je n’ai plus grimpé à l’échelle qui mène à mon bureau,
voilà huit mois que ma Vie a changé…

C’est long, très long, huit mois !

*d’après Voltaire

dimanche 8 février 2015

Soit, n’y pensons plus, dit-elle. Depuis… j’y pense toujours !




Me revoici face à mon écran pour vous donner des nouvelles.  Pas de grands changements… Les muscles font mal, mais il y a de petits résultats derrière les efforts. Il y a certains mouvements toujours impossibles, qui finissent par de la douleur et parfois des larmes, mais il y a aussi les petits progrès qui font du bien au moral, heureusement !

En matière de cartes postales de ma rue, j’ai pour vous celles-ci :
Je fuis toujours, dans la mesure du possible, ce voisin qui a tant de choses à raconter ; c’est incroyable comme ce moulin à paroles peut envahir les oreilles, les parasiter, les monopoliser, les échauffer. Je ne doute pas un instant de sa gentillesse, mais parallèlement à elle, il y a sa solitude, qui déborde sous forme de paroles, de petites et longues histoires à n’en plus finir et qui s’enchaînent sans répit. Je le voyais arriver face à moi dans le corridor il y a quelques jours. De loin je lui ai fait un signe et me suis engouffré dans une toilette salvatrice, ai fermé la porte et ai y collé l’oreille pour l’entendre passer. En bel hypocrite que je suis, j’ai même tiré la chasse avant de quitter les lieux pour que ça fasse plus vrai. Dire que je ne suis même pas capable de faire usage de la toilette… Ne lui dites rien, svp !
Carte postale scolaire… La semaine passée, j’ai visité deux de mes écoles. Quelle émotion ! Mais quel bonheur surtout ! Hormis une personne par école, personne n’était au courant de cette surprise. Quand les enfants m’ont vu arriver, le rassemblement  a été très rapide. Certains enfants voulaient s’approcher, mais n’osaient pas « toucher » (un peu comme dans les musées, où l’on voit de vieille choses…); il a fallu l’intervention de collègues pour dire qu’on pouvait toucher le monsieur, donner un bisou, comme avant. La spontanéité des enfants est si bonne, si entrainante ! J’ai eu droit à une haie d’honneur. Et que dire des collègues ? Leur surprise, leur joie, leur accueil… Waow ! Je ne sais pas si saint Nicolas est mieux accueilli dans les écoles. Je vais devoir travailler sérieusement l’humilité !!!

Puis il y a eu cette semaine la Journée Sans Frontières dans l’une de mes écoles… (Martin V). J’ai «animé » un atelier chaises roulantes, aidé par notre Inspectrice Principale et par deux bénévoles de la firme Vigo (petite publicité en passant). Les enfants ont vraiment mordu à l’hameçon; ils étaient très motivés et actifs. Que du bon ! C’est à cela que je vois comme j’aime mon métier. J’ai expliqué brièvement mon accident et ses conséquences, la revalidation, toutes les adaptations et les repères physiques qui changent quand on passe de la position debout à celle assise pour le restant de sa Vie. Il a aussi été question de mon attitude par rapport au chauffeur qui a provoqué l’accident. Comment ne pas être en colère ? Toute notre vie va changer ! Comment garder la même qualité de Vie pour les 40 ans à venir ? Je leur ai dit que la peur et la colère sont des freins pour avoir une Vie agréable. Je leur ai dit que la colère, quand on peut la sentir arriver, c’est plus facile pour l’évacuer. Ils ont expérimenté la peur sur des chaises roulantes, puis ont découvert la confiance (se laisser balancer en arrière en ayant quelqu’un qui vous retient). Voici un lien qui vous montrera un petit reportage sur cette journée :
http://www.tvcom.be/index.php?option=com_content&view=article&id=14772&Itemid=348

Carte postale « autodérision » : Il m’arrive, dans mes déplacements lorsque je suis seul, de parler à voix haute… C’est sans doute un signe de quelque chose ; à vous de voir… Il m’est arrivé d’emprunter un ascenseur différent de l’habituel, pour cause de travaux. Ce dernier est équipé de boutons à l’intérieur (je vous entends, lisant ces lignes : « Pauvre Pierre, il découvre qu’il y a des boutons dans les ascenseurs, sa revalidation progresse ! » ; lisez la suite avant de crier haro sur le baudet), contrairement à celui que j’emprunte habituellement, où l’on doit commander l’étage de sa destination  avant d’entrer dans la machine. Donc, je me trouve face à une porte qui s’ouvre et, en entrant, croyant être seul ( !) je dis à voix haute « premier étage !» (avec l’idée de pousser sur le bouton 1, quand même…). Oui, mais… je n’avais pas remarqué la personne derrière moi, qui attendait aussi l’ascenseur ! Elle m’a juste dit que ça ne sert à rien de parler à l’ascenseur, qu’il n’y a pas de commande vocale. On ne se sent pas débile, parfois !!! Comment lui expliquer mon humour « privé » ? Je n’ai pas observé si elle contrôlait que je regagne bien la section des « sérieusement atteints »… La prochaine fois, je me promènerai avec un entonnoir sur la tête.

Carte postale sans nom, pour ne pas mettre quelqu’un mal à l’aise : un patient, que nous appellerons araignée (« quel drôle de nom… »), se rend en compagnie de l’infirmière à la toilette, sur une chaise roulante / chaise percée (cette chaise prend place sur la toilette, sans devoir opérer de transfert). La personne peut alors sortir son journal, faire la papote avec l’infirmière, remplir une grille de mots croisés, au choix, tout en se livrant à l’activité suggérée par le lieu. Le fait est que, pour cette opération, elle ne porte pas de sous vêtements (vérité universelle !), mais n’en porte pas non plus pendant le trajet chambre – toilette (bien qu’étant pudiquement entourée d’un drap qui lui donne des airs de sénateur romain). Pendant l’activité à laquelle se livre le patient, une autre infirmière s’annonce dans la toilette (ce sont de vastes pièces !) et demande si le patient a reçu un suppositoire (qui a pour but de faciliter ladite activité sus mentionnée). Réponse affirmative du patient et de son accompagnatrice. Sourire de la dernière arrivée : elle brandit dans sa main (gantée !) le suppositoire tombé en cours de route et retrouvé dans le corridor.
Carte postale en uniforme : J’ai reçu la visite d’un agent de quartier qui est venu prendre ma déposition (en rapport avec l’accident survenu le 12 juin de l’an passé…). Je lui ai proposé de le faire en français, pour gagner du temps, mais… légalement, il devait prendre note de ma déposition en néerlandais. Il m’a montré le dossier, rédigé d’abord en français, puis traduit en néerlandais par une personne assermentée. Ma déposition suivra le même parcours, à l’envers : retraduite en français pour venir s’ajouter au dossier.

Nous recevons beaucoup de cartes postales de chez vous : c’est super ! Je vois combien vous aimez nous partager votre vécu, c’est un beau cadeau à chaque fois.
Les retours à la maison se font de plus en plus facilement dans notre voiture. Plus besoin de transport spécial, ouf ! Mais me transférer côté chauffeur sera sans doute impossible dans cette voiture. Ici, on me conseille de passer à un véhicule où j’entrerais par le hayon arrière, grâce à un lift, puis je pourrais me transférer, via un siège pivotant, à la place du chauffeur. En avant la prospection et les comparaisons… A la maison, je suis de plus en plus confronté à la réalité physique, aux étages auxquels je n’ai plus accès, aux limites liées à ma hauteur (je me demande pourquoi je mettais les chocolats si haut dans l’armoire, avant mon accident). Ce sont autant de sujets de conversations pour peaufiner les futurs aménagements de certaines pièces.
Les deux derniers WE, j’ai été faire les commissions chez Colruyt ; une fois avec Emilie et une fois avec Madicte. Parcours du combattant, non en ce qui concerne le magasin ou ses employés, mais bien à cause de la nonchalance des gens qui abandonnent leur caddies n‘importe où… Mais aussi, important à signaler, la gentillesse des gens qui sont prêts à aider !!!!

Je reste chaque fois ému par le départ de l’une ou l’autre personne ayant fini sa revalidation. Heureux pour elle, mais ému de la voir partir. Oh, pas de jalousie, ni d’envie ! Mais toujours cette émotivité incontrôlable. J’ai eu le plaisir depuis deux mois de papoter avec une jeune fille ayant eu un grave accident de voiture. N’étant pas dans la même section, nous ne nous voyions que lors des exercices d’endurance, sur nos vélos voisins, soit deux ou trois fois par semaine. Elle avait été opérée au crâne ; on lui avait rasé tout un côté, mais laissé ses cheveux longs avec une tresse de l’autre côté. Je lui ai un jour fait la remarque que ses cheveux repoussaient bien. Cela a brisé la glace et nous avons eu de petites conversations à partir de ce moment-là.  Ces dernières semaines, nous avons aussi eu l’occasion de faire du vélo à l’extérieur (elle sur un vrai vélo, moi avec mon handbike). C’était amusant comme elle m’attendait toujours pour entamer une conversation, tout là-haut sur le parking. Nous avons eu ensemble une fois l’activité sport à Leuven : elle cherchait à être dans mon équipe, ou en cas d’activités par binômes, venait me chercher pour que nous ne soyons pas opposés l’un à l’autre. Je m’amusais discrètement de cette attitude. Vendredi elle est rentrée chez elle, ayant fini sa revalidation. Après 16.00 h, elle est passée me dire au revoir dans ma chambre. C’était mignon et touchant à la fois ; elle m’a demandé, toute timide, si nous pouvions échanger nos adresses E mail. Voilà, encore un visage et de beaux souvenirs à ranger dans la gibecière de ma mémoire (Robert Merle, Fortune de France).
Nous sommes deux, Koen et moi, à être les plus anciens de notre rue. Bien que ne tirant aucun avantage de cette situation, il nous arrive à l’occasion, de philosopher et de partager sur la vitesse des progrès, sur la confiance ou le défaitisme, sur le courage et les motivations. C’est impressionnant de voir comme deux personnes différentes par tant de points de vues (même les causes de notre handicap) peuvent se rapprocher dans le chemin parcouru ensemble. Je pense que notre séparation sera dure !!!

Une idée musique pour cette fois-ci ? réécouter le CD de Dominique Corbiau « Memoria »… Une voix d’ange !!!! L’idéal avec un bon bouquin. Ou pour ceux qui le peuvent, en prenant un bon bain !