jeudi 23 octobre 2014

Vague à l’âme



Chers lecteurs, avant de vous donner de mes nouvelles, je vais vous partager mes réflexions, plus exactement les questions fondamentales qui occupent mon esprit lors de mes soirées de solitude (entendez par là : soirées en célibataire). Je me doute bien que me livrer ainsi à vous, c’est me mettre à nu sur le Net, avec toutes les dérives que ce media peut provoquer. Mais comme plus personne ici n’ignore rien de mon anatomie, ce serait dommage de vous priver, vous, fidèles lecteurs, de la nudité de mon âme (j’ai cru entendre l’un ou l’autre lire « nullité de mon âme » ; c’est une erreur de votre part, relisez correctement). Voici donc où mes pensées me conduisent, vers quels questionnements les arcanes de la construction intérieure me mènent. Peut-être que vous aussi vous vous posez ces questions, depuis longtemps. Ce sera l’occasion de partager ce cheminement commun lors de nos prochaines rencontres. Voici donc :

Comment appelle-t-on un dossard que l’on met sur le ventre ?
Comment appelle-t-on une chatière pour chiens ?
Peut-on apprendre à une plante carnivore à devenir végétarienne ?
Un pédalier tire son nom du mot « pied », mais quand on pédale avec les mains, on pousse sur quoi ?
Adam avait-il un nombril ?
Loin de ces considérations philosophiques, je vais maintenant vous parler de ce qui se passe ici !

Tout d’abord, une chaise roulante adaptée à mes dimensions… Je me déplace facilement. Les entrainements en chaise roulante ont commencé; nous apprenons à tenir en équilibre sur les roues arrières, à franchir des bordures, à monter ou descendre des plans inclinés. Seule la pratique et la répétition de ces exercices nous mènera à l’autonomie. Lundi passé, en travaillant chez les ergos, il m’a été demandé d’essayer de me soulever en tendant les deux bras, appuyés sur les roues de ma chaise. Le but était donc de soulever le popotin « à bout de bras ». Entre le lundi et le jeudi je me suis entrainé dans ma chambre… et le jeudi soir, les muscles ont répondu « présents » : j’ai réussi à quitter mon siège. C’est donc un début avant d’imaginer me transférer de la chaise au lit, par exemple. Tant de petits exercices qui tout d’un coup montrent leur finalité  (rappelez-vous le plan de montage des Lego) ! Mardi matin, une stagiaire kiné veut me relever pour m’asseoir et faire des exercices d’équilibre (j’étais couché sur le dos sur la table), ce qui est un exercice assez contraignant pour elle : elle fait à mon avis moins que la moitié de mon poids. Je lui dis que je vais essayer de m’asseoir tout seul. Surprise, elle demande à voir, mais sans trop y croire. Je me roule sur le côté gauche, prends appui sur le coude gauche et le poing droit, me redresse un peu, place ma main gauche à plat et pousse de toutes mes petites forces… et me retrouve assis ! Ce n’est pas la bonne technique, mais ça a marché ! On gagnera du temps les prochaines fois !!!
Il y a aussi des exercices où les résultats sont moins bons. Je dois apprendre à mon cœur à pomper suffisamment que pour ne pas tomber dans les pommes quand je me tiens droit. Si je suis sur une table que l’on redresse, je tiens entre 25 et 40 minutes. Mais quand je suis à ce que nous appelons « le bar » (redressé verticalement, genoux calés, fesses maintenues par une sangle, et les bras accoudés à une tablette assez haute, presque sous les aisselles), je ne tiens pas 15 minutes ! Par contre, sensation nouvelle, je redécouvre ma vraie hauteur : je suis donc debout, et plus grand que tout le monde ! Après 4 mois couché ou assis, devant lever la tête pour m’adresser aux gens, je redécouvre que je suis grand… La première fois, je croyais vraiment que j’étais sur une estrade, un peu surélevé. Mais non, j’étais juste le plus grand.
Tout ceci vous montre un Pierre souriant, qui progresse. Mais vous n’avez là qu’une face, la plus belle. Il y a aussi des jours difficiles ! Il y a le Pierre qui tire la gueule, qui rouspète, qui se fait respecter si besoin. Mais ça, c’est nouveau. Ce qui a déclenché cela chez moi, c’est quand on m’a changé de chambre. Une personne nouvellement arrivée avait des problèmes respiratoires et devait se trouver près du local de garde des infirmières, surtout la nuit. On m’a donc attribué une nouvelle chambre, en tous points semblable à celle que je quittais. Mais il fallait aussi déménager tout ce qui était au mur. Et là a commencé pour moi une période très difficile. Il m’a fallu au moins 5 jours pour mettre des mots sur ce qui se passait en moi. Je me suis rendu compte que je ressentais ce déplacement (pour le moins mené tambour battant et pas spécialement de manière respectueuse) des cartes et dessins du mur comme une intrusion dans mon intimité. Déjà qu’en matière d’intimité, je n’ai plus rien à cacher, j’ai compris que toutes ces cartes et tous ces dessins au mur, c’était comme un jardin privé. Mais quand il a été massacré… où était le côté privé ? Je ne me suis pas senti respecté. Donc maintenant dès qu’on effleure certaines choses, certains sujets, j’ai un peu tendance à montrer les dents. Comme je lisais dans ce livre cosigné par Geinaro Olivieri et Guido Pancaldi, Arbitrage dans les JSF, « C’est comme ça, et puis c’est tout ». Actuellement, je n’ai plus envie d’afficher au mur. Les cartes et les dessins sont dans une farde, que je consulte à l’aise dans la solitude. Il n’y a pas de rancune, il n’y a plus de colère, mais il y a le choix de ne plus laisser entrer dans mon jardin privé comme avant. Je sens aussi que, depuis, je contrôle mes larmes en présence du personnel.
Puis, il a le retour à la maison ! C’est le troisième retour, mais à chaque fois, c’est le premier. Une fois pour des raisons techniques (adaptation des lieux), une fois une journée ; et maintenant un WE ! C’est vraiment impressionnant de vivre cela : les retrouvailles, la journée, les moments de connivence, un peu de ménage (je n’en fais pas trop : j’ai eu un accident !), se retrouver à deux pour juste être ensemble, pour partager les mots, la tendresse. Pouvoir tenir la main de Madicte sans être dérangés, avoir le silence pour nous… Le chat qui vient se coucher sur mon ventre et se met à ronronner… Un repas partagé avec les enfants… Voilà le retour à la maison ! Mais il y a aussi ce qui risque de ne plus être accessible (changer une ampoule au plafond, contrôler les corniches,…). C’est confrontant mais pas mortel. Actuellement je rentre avec une chaise roulante électrique à la maison, mais je vois les différences entre l’électrique et la manuelle : vivement rentrer à la maison avec la chaise manuelle, plus compacte, qui donne un sentiment plus grand d’autonomie ! Puis il y a le départ le dimanche soir, c’est plus difficile. Se séparer pour une semaine après tant de bons moments, c’est très dur. Mais un jour il y aura le retour définitif. L’horloge du living se remettra en route, je remettrai mon alliance ! N’oublie pas, ma petite femme, que nous nous remarierons quand nous serons tous les deux à la maison !!!
Je reviens un instant à mon image : je me suis vu l’une ou l’autre fois dans un miroir chez les kinés. C’est assez impressionnant, ce grand corps cassé, avec son gros ventre, dans une chaise roulante. Je n’y regarde pas trop souvent. Le miroir de mon lavabo me suffit ! Là je vois le sourire, c’est mieux !!!
J’ai l’immense chance de recevoir beaucoup de visites ! Vous êtes d’une fidélité incroyable. Madicte a une place immense dans nos conversations ; je sais que vous venez aussi pour elle. Je l’ai déjà dit : vous apportez le monde, la Vie à l’intérieur de notre petit monde de revalidation. Votre boulot, votre famille, votre vécu… tout cela me rappelle ma vie ! Je suis touché par vos partages, par vos larmes à l’occasion, par vos rires. Merci !
Je vous rappelle que votre présence est le cadeau ! Si à l’occasion quelque chose me manquait ou me ferait plaisir, je serais assez simple que pour oser vous le demander. S’il vous plait, je vous redemande de prévenir quand vous venez me rendre visite.

Régulièrement je pense à l’école… C’est parfois difficile ; mais recevant des dessins, des visites d’élèves (anciens ou non) et de collègues, le moral reste bon. Je me demande si je pourrai encore enseigner dans les mêmes conditions qu’avant l’accident. Avec ou sans jambes ? Quels trajets seront supportables ? Locaux accessibles ? Comment écrire au tableau si je suis dans une chaise roulante ? Toutes ces questions viennent peut-être trop tôt, mais je sais aussi que beaucoup d’entre vous ont des solutions en tête. Je m’en fais pour rien sans doute. Il m’arrive de temps en temps de penser aux élèves ; c’est alors une montée incontrôlable d’émotion ! Indirectement lié à l’école, il y a Dimitri que je ramène chez lui le vendredi après les cours. Dimitri, j’espère reprendre nos trajets ensemble, mais ce sera uniquement en voiture !

Dans notre petite communauté de « revalidables », il y a toute une émulation, toute une solidarité. Cela va dans tous les sens. Voici quelques petites cartes postales de ma rue… Le repas du soir, je le prends seul dans ma chambre, mais à midi nous mangeons à plusieurs dans le réfectoire. Il y a les moments amusants entre nous ; il y a la personne qui commence systématiquement par râler sur la nourriture ; il y a ce jeune hollandais à l’accent très prononcé, très sympathique, qui parle une langue que je ne comprends pas ; il y a celui qui mange presque dans son assiette, rit la bouche grande ouverte et bien remplie (on peut relire le menu du repas…) ; il y a celui qui ne termine jamais son assiette ; il y a le Pierre qui essaye de manger sans trop renverser (vive les grandes serviettes d’antan !). Une autre carte, c’est notre Erwin, qui nous dit le jeudi que sa maman vient le visiter le vendredi soir. Et on lui annonce le vendredi matin le décès de sa maman... Il y a celui qui rentre à la maison pour la première fois et qui en revient démoralisé parce que sa maison n’est pas adaptable pour lui quand il reviendra y vivre. Il y a cette surprise en rentrant dans ma chambre de découvrir une plante plus grande que moi, cadeau surprise ! Autre image de ma rue : lors d’un exercice « à vélo », nous nous trouvons bloqués à deux dans une côte, la route est humide et grasse, la roue avant (motrice) patine… (c’est tout un système de roue entrainée par un pédalier – manuel ! – qui est fixé à l’avant de la chaise) nous pouvons éventuellement lâcher le pédalier et pousser sur nos roues, mais alors nous ne sommes plus maîtres de la direction. L’un s’énerve, l’autre rit ! Nous décidons de redescendre et prenons un autre chemin. Ouf !
Autre carte postale : les départs, ceux qui rentrent définitivement chez eux après plusieurs mois passés ici. Ce sont les anciens, ceux qui savent se transférer de la chaise roulante vers n’importe quelle autre place, ceux qui ont des bras et des biceps comme des camions russes (très lourds).

Je n’ai pas de proposition musicale cette fois, ayant moins eu le temps d’aller sur Youtube. Faites-vous plaisir en écoutant quelque chose que vous aimez. N’oubliez pas de dire et redire à ceux qui sont importants à votre cœur que vous les aimez…

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