vendredi 21 novembre 2014

Une période de vie entre parenthèses.




Petite carte postale de Coxyde un matin d'automne en semaine:
Il fait gris et brumeux, le ciel se noie dans la mer ou est-ce la mer qui veut caresser le ciel?  Un homme solitaire dans son ciré vert a lancé ses deux lignes dans un mouvement athlétique, puis s'est installé sur le tabouret de sa petite charrette dans l'attente que les dents de la mer mordent.  Un trotteur et un meneur se  partagent un sulky et gardant leurs distances, passent derrière le pêcheur et ses cannes. Au loin un navire de guerre croise sur nos eaux territoriales à la recherche de trafiquants, de pollueurs ou du temps perdu.
Sur la digue devant chez nous un teckel et un fox-terrier se parlent en langage truffé d'odeurs tandis que leurs maîtres bavardent tranquillement. J'imagine Martine à la mer et le Tintin de Kroll qui parlent de Patapouf et Milou, leurs fidèles compagnons de toujours.   Dans l'appartement le fils et sa chienne sont encore dans les bras de Morphée tandis qu'il pleut dans les yeux de la mère qui trouve le temps bien long loin de son marin chaviré.


Une période de vie entre parenthèses.
Depuis l'accident de Pierre, notre vie a basculé.  Une sorte de séisme suivi de plusieurs secousses nous a bouleversés, ébranlés, élagués, mutilés, mais non pas déracinés.
Nos corps séparés, nos âmes restent tellement enracinées l'une dans l'autre, impossible d'envisager notre avenir sans l'autre.  Notre amour est bien l'ancre immuable qui nous rattache à l'envie de vivre encore et à tout prix, ensemble.  Cinq mois, c'est long et je sais qu'il en reste encore plusieurs avant de sortir de cette parenthèse forcée.

Tous les deux, nous sommes comme dans un no Man's Land, sortis de notre structure habituelle, dégagés de notre vie professionnelle, côtoyant un monde médical dont nous ignorions tout et vivant à un rythme incomparable à celui que nous menions avant le 12 juin.  Mon travail déterminait en grande partie la gestion de mon temps.  Mes étudiants me manquent beaucoup, toutefois je suis étonnée de voir comme j'arrive à faire abstraction de ce pilier dans ma vie. Au mois de juillet je me demandais comment j'allais pouvoir conjuguer le temps pour Pierre et le temps pour mon travail. Je n'ai pas dû chercher un nouveau mode ou une nouvelle conjugaison, c'est la maladie qui a imposé sa loi implacable, son impératif.  Mon premier devoir maintenant et dans les mois qui viennent est de guérir, de me refaire une santé, de reprendre des forces physiques et mentales. Je sais que je ne suis pas irremplaçable au boulot, et heureusement!
Comme je ne suis plus capable de rendre visite à Pierre tous les jours, cette séparation me pèse davantage.  Heureusement il y a les sms et le coup de fil du soir, mais ça ne remplace pas tous les gestes de tendresse que nous avions l'habitude de nous manifester au quotidien. Les retours à la maison de Pierre le week-end nous mettent du baume sur le cœur, mais en même temps ils nous conscientisent encore plus de tout ce qui sera différent.  Quand je me suis rendue au service des urgences le 12 juin, un médecin m'a dit: "Il y aura l'avant et l'après accident." Ces paroles se sont gravées en moi et je sais que, comme dirait Prévert parlant à Barbara: "Ce n'est plus pareil".  Notre regard sur notre maison, notre travail, nos loisirs, notre avenir, notre intimité doit changer, prendre une autre perspective, traverser une autre lentille, changer de diaphragme.  Après 35 ans d'amour fou, nous nous retrouvons comme des fiancés qui doivent apprendre à s'apprivoiser, à faire des projets communs où chacun trouve la place de s'épanouir, de rester fidèle à sa vocation propre.
Nous avons envie de nous remarier, d'échanger à nouveau ce consentement que nous nous sommes dit en 1982.  L'autre jour nous avons repris notre album de mariage et relu les échanges que nous avions écrits l'un pour l'autre en nous promettant de partager l'aventure de l'Amour avec ses joies et ses peines. Quelle émotion terrible en redécouvrant aujourd'hui ces paroles quasi prémonitoires!  Je ne peux m'empêcher de vous en partager quelques lignes:
Pierre: "... M.B., tu m'aides à garder confiance en moi.  Grâce à toi, je peux accepter avec une plus grande sérénité les évènements qui, sans toi, me paraîtraient être des handicaps; avec toi ils font partie de ce combat de tous les jours. ..." 
M.B.:" Pierre, ... , ton amour et ta tendresse me font grandir.  Par toi j'apprends à mieux me connaître et à mieux accepter mes faiblesses. Ton calme et ta sérénité me poussent à faire confiance en la vie. ..."
Même pas une virgule n'est à changer dans ce que nous avons dit alors, ces paroles restent notre réalité aujourd'hui.
Le fond reste identique, mais la forme change. Notre vie sera différente, mais ce n'est pas pour ça que ce sera moins bien.  A nous de réinventer notre avenir avec les cartes qui nous sont redistribuées.  On ne les a pas encore toutes retournées. On n'a pas encore très bien discerné quel est l'atout, mais il finira bien par se révéler.  En tout cas, ce n'est pas une partie de valet puant, mais plutôt un jeu coopératif de patience dont nous voulons sortir gagnants ensemble.

Un sujet qui nous occupe assez bien pour le moment, c'est l'adaptation de nos lieux de vie. Quelle chance que nous ayons agrandi la maison en rajoutant une chambre avec salle de bains au rez-de-chaussée il y a 13 ans en pensant à nos vieux jours!  Sans cela nous serions sans doute dans l'obligation d'envisager un déménagement dans un avenir proche ou de faire de très gros travaux.  Maintenant il faut "seulement" adapter. Mais ce sera déjà conséquent.  L'ergo de Pellenberg est passée il y a quelques semaines.  Nous attendons son dossier.  Dans notre appart à la mer j'ai aussi fait venir une ergo de la mutuelle.  C'est un service gratuit offert aux membres.
Là les choses sont plus compliquées car les sanitaires ne sont pas si facilement accessibles.  L'ergo proposait une démolition totale de la salle de bains que nous venons de rénover avec tant de patience et de sueur!  Je me suis retenue, mais ai failli avoir une apoplexie... Mais d'autres pistes doivent être possibles, notamment grâce à un système de harnais accroché à des rails au plafond. (Handi Move, allez voir leur site, c'est intéressant)
Je m'imagine déjà mon homme en Tarzan passant de la chambre à la salle de bains accroché non pas à une liane, mais à son harnais.  (Faudra que je demande à notre voisin du deuxième où il a acheté son maillot de bain imitation léopard...)
Mais il faudra d'abord arriver à entrer dans l'immeuble et dans l'appart via l'ascenseur...  Pour l'immeuble, c'est une bonne chose que je fasse partie du conseil de gestion, le syndic m'a promis son soutien et est en train de faire un appel d'offres.  Il a vraiment pris ça à cœur. Pour l'ascenseur, c'est le constructeur de chaises roulantes qui va étudier la question. A mon avis, il finira bien par trouver la solution pour faire passer une chaise par une entrée de 69 cm de large. Le tout est de ne pas faire de tête à queue ou de vol plané (une fois ça suffit).
Il y a pour le reste encore bcp de questions non élucidées concernant le boulot, les déplacements,  notre lieu de vie à plus longue échéance.  Mais chaque chose à son temps, le temps porte conseil et nous apprenons à vivre davantage au jour le jour, car à chaque jour suffit sa peine. (je dédie cette phrase à mes chers étudiants du cours de conversation française qui aiment quand je leur apprends des expressions et des proverbes typiquement français, là ils sont servis ;-), chers amis vous voyez que je ne vous oublie guère, avec vous ce n'est pas loin des yeux, loin du cœur).

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